Une amie m'a envoyé ce magnifique article de Christiane Martin tiré du Coup de pouce de juillet 2008 (p. 49) qui parle de la vieillesse :
Un dimanche soir d'hiver. A la télévision, il y a cette femme admirée de la majorité des Québécois. Je ne sais pas à quel moment, durant l'entrevue, on a dit son âge. Je la regarde. Son visage. Son cou. Ses mains. Je la regarde. Encore et encore.
Quelques heures plus tôt, j'étais avec ma mère. Son visage est dans ma tête. Son cou, ses mains se dessinent dans ma mémoire. C'est une vieille femme. C'est ma mère. Des rides. Des taches brunes. Des cheveux blancs. Le passage du temps. Le passage de toute sa vie. Ses 85 ans habitent son corps, son visage.
Puis, il y a cette femme à la télévision. Elle a presque le même âge que ma mère. Ses paupières sont hautes. La peau de son visage est lisse. Ses yeux ont la meme forme que ceux d'une autre personnalité que j'ai vue dernièrement à la télévision...
Tous ces efforts pour se convaincre qu'elle n'est pas vieille. J'essaie de l'écouter, mais je n'y arrive pas. Des questions dans ma tête: Combien de chirurgies? Et le soir, nue, comment se voit-elle? Regarde-t-elle seulement son visage? Que fait-elle avec son corps? A-t-il lui aussi subi les assauts des couteaux?
Mais ses mains ne mentent pas. Des mains fripées comme celles d'une femme de 80 ans. Un décalage entre le visage et les mains. Son visage qui essaie de remonter le temps...
Suis-je au-delà de ces chimères esthétiques? Non. Il n'y a pas une seule journée oû le miroir et moi ne menons pas un duel. C'est une joute qui n'en finit plus. Je guette tous les petits signes de changement, les signes qui montrent le vieillissement. L'ombre de la peur de vieillir est couchée à côté de moi.
Un jour, je ne sais plus quand, j'ai vu ces deux lignes entre mes sourcils. Les rides du lion. Hier, étaient-elles là? J'ai pensé: injection de Botox? Mais après quelques mois, elles reviendraient. Une autre injection. Et encore une injection. Jusqu'à ma mort?
Puis, il y a eu ce soir de Noël. Nous étions, ma mère, ma soeur, mes frères et moi, autour de la table pour le repas de Noël. Et c'est là, pour la première fois, que j'ai vu nos visages. Ces sillons, ces rides de lion. Tous, nous les portons, et ce, malgré nos âges différents. Cette distinction qu fait partie de notre hérédité. Depuis ce soir-là, j'apprends avec lenteur à aimer mes rides.
J'aime le visage vieilli de ma mère. Quand je suis avec elle, je lui vole ces moments oû elle ne me regarde pas. Je photographie mentalement son visage. J'emplis mes yeux des rides de sa vie. Toutes ces rides, que veulent-elles me raconter? Une ride qui cache toutes ses peurs de petite fille. Une ride qui dessine ses rêves perdus. Une ride pour chaque accouchement. Une ride qui pleure la mort de son nouveau-né. Une ride pour les nuits sans sommeil. Une ride pour les appels nocturnes. Une ride pour toutes les fatigues et douleurs cachées. Une ride de plaisir. Une ride pour tous les pleurs refoulés. Une ride pour les fous rires. Une ride pour les colères enfouies dans son corps. Une ride pour les travaux dans les champs. Une ride pour le matin oû le corps de sa jeunesse n'est plus. Une ride pour la beauté. Une ride pour tous les "je t'aime" que nous, ses enfants, avons étouffé dans nos coeurs. Une ride contre le combat des maladies. Une ride qui pleure la mort de sa fille de 58 ans. Une ride pour ses secrets. Une ride pour l'incertitude. Une ride pour l'amour. Une ride pour chaque moments de sa vie.
Je sais qu'un jour la mort viendra la chercher. Elle ira rejoindre tous ceux qu'elle a perdus. Ses parents, ses oncles, ses tantes, ses cousins, ses enfants, son mari, son frère et ses amis. Tous ceux qui ont laissé une trace dans son visage de femme. Oû est le visage de ma mère jeune? Je ne m'en souviens plus. Bien sûr, il y a des photos. Mais c'est son visage de vieille femme qui habitera mes souvenirs. Le visage de ma mère est celui de la vie.
Christiane Martin
samedi 10 octobre 2009
La vieillisesse
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